Sous la plage les pavés
Un site anarchiste de Nice et du sud-est
Anti-travailleurs (prison de Nîmes, 1896)

 

LES ANTI-TRAVAILLEURS (PRISON DE NÎMES, 1896)

 

 

LES ANTI-TRAVAILLEURS (chanson chantée « sur l’air Roger Bontemps »)

Anti-travailleurs, anarchistes,
Fervents disciples de l’Égalité,
C’est nous qui faisons, en artistes,
Une guerre féroce à la société.

Francs compagnons, énergiques et braves,
Nous fuyons du travail les ignobles entraves.
Loin du patron et loin de l’atelier.
Cambrioleurs ! voilà notre métier.

Ne foutant rien,
Jamais d’turbin,
Un, deux, trois,
Marquons l’pas,
Les Anti ne turbinent pas!

Un, deux, trois,
Marquons l’pas,
C’est la terreur des bourgeois !

Par tous les temps,
Foutons-nous sur le flanc;
Plus d’exploiteurs,
Tous anti-travailleurs!

Proclamant l’droit à la paresse,
Nous estimons que le pauvre exploité
Commet un acte de bassesse,
Se faisant le soutien de la propriété.

Car, turbinant, et turbinant sans trêve,
Il ne consomme pas ; devant le tas, il crève.
Et pendant que le patron, l’exploiteur,
Sur sa misère sait édifier son bonheur,

Brave ouvrier,
Faut turbiner,
Un, deux, trois, etc.

Si tous les travailleurs du monde,
Cessaient leur abjecte prostitution,
Avec leurs masses profondes,
Nous aurions vite fait notre révolution.

Et sans fusils, sans bombes, sans barricades,
Rien qu’en posant l’outil qui tue et qui dégrade,
Grève sur tout et dans tout l’Univers !
Le monde bourgeois serait vite mis à l’envers.

Grève sur tout,
Chambard partout,
Un, deux, trois, etc.

Quand on verra luire la sociale,
Et que, dans l’Univers entier,
Devant la fureur générale,
S’ouvrira l’ère des grandes luttes sans quartier,
Les Anti commenceront la besogne,
Qui purgera la terre de toute la charogne.
Bourgeois, jugeurs, galonards et patrons,
Sous leurs lourdes faux comme des épis tomberont.

Marchant les premiers,
Fauchant sans pitié,
Un, deux, trois,
L’arme au bras,
Les Anti ne reculent pas, etc.

Quand l’Anarchie, par toute la terre,
Aura fait son grand rôle épurateur,
En se groupant par caractères,
Les Anti deviendront d’excellents travailleurs.

Car, le travail n’étant plus l’esclavage,
Ils mettront, tous, la main et le coeur à l’ouvrage.
Pour leurs besoins, travaillant en commun,
Le travail de tous fera le bonheur de chacun

Après l’anarchie,
C’est l’harmonie.
Pour le droit et pour soi,
L’Anti-travailleur travaillera ;
Pour le droit et pour soi,

Quand il n’y aura plus de bourgeois ;
A ce moment,
Nous levant fièrement,
Sans exploiteurs,
Plus d’Anti-travailleurs!

 

 

Cette chanson a été rédigée par un membre anonyme du groupe des Anti-travailleurs. C’est alors qu’il purgeait, en 1896, une seconde condamnation pour vol à la maison d’arrêt de Nîmes que Charles Perrier, médecin des prisons, l’a recueillie. Ce dernier la fera figurer trois ans plus tard dans son ouvrage Les criminels, études concernant 859 condamnés.

Perrier relate dans ce livre ses observations sur la vie des détenus qu’il a rencontré, leurs relations, leurs habitudes, les faits qui les ont amené à être enfermés, avec certains détails parfois intéressants (tatouages, bribes de récits de vie, etc.). Le tout, évidemment, avec la condescendance classique des représentants de la bourgeoisie de l’époque. Il est donc nécessaire d’aborder un tel témoignage avec quelques précautions.

Selon l’auteur, plusieurs anarchistes se trouvaient alors emprisonnés à Nîmes, dont un marseillais de trente-trois ans, condamné à cinq ans pour vol par effraction, qui avait auparavant effectué 44 mois dans des « compagnies de discipline », puis s’était adonné à « la fabrication clandestine », et qui faisait de la « chimie », « le point de départ d’une organisation nouvelle ».
D’autres anarchistes alors incarcérés à Nîmes sont qualifiés par Perrier de « faux anarchistes », principalement intéressés par le vol ou la perforation de coffres-forts. S’ensuivent des descriptions détaillées des particularités physiques de ces détenus, typiques de l’ignoble criminologie à la mode de l’époque.

Après la mise en avant de la propagande par le fait comme moyen d’action révolutionnaire dès la fin des années 1870, les anarchistes fabriquent des bombes et les utilisent de plus en plus fréquemment. Le vol et le cambriolage deviennent aussi des activités habituelles des anarchistes, en particulier français et italiens. Le souvenir est resté de Clément Duval ou des Travailleurs de la nuit, mais il y en eut bien d’autres, à Paris et en province, que l’histoire a oubliés, tels les cambrioleurs de Courbevoie, condamnés en 1895, ou les Anti-travailleurs évoqués ici.

De ce dernier groupe, on sait peu de choses. Il est très brièvement mentionné dans des travaux sur l’anarchisme à Bordeaux, ville où il se serait constitué en 1891.

Les anarchistes bordelais étaient organisés, durant les années 1880 et 1890, dans de petits groupes, sans liens formels entre eux. Ces groupes étaient souvent composés d’immigrés des régions voisines, et comptaient peu d’intellectuels. « Il faut agir, et si l’on n’est pas les plus forts, on emploie le feu, la poudre et la dynamite. »

A part quelques explosions en 1883, il ne semble pas y avoir eu d’actes de propagande par le fait à cette période. Des anarchistes ont tout de même fait parler d’eux à Bordeaux à l’époque, comme Edouard Mallet, condamné pour vol avec effraction en 1893, les frères Desmons en 1898, d’autres pour des conférences agitées ou des actions de propagande, entre autres choses.
En 1896, les flics bordelais surveillaient l’anarchiste Albert Libertad, avant son départ pour Paris en 1897, où il fondera le journal L’anarchie.
Jules Clarenson, proche des Travailleurs de la nuit, avait fréquenté les milieux révolutionnaires de Bordeaux dans les années 1880, après un passage en prison, puis été impliqué dans une affaire de possession de dynamite en 1892.
La ville était aussi un port d’où l’on partait pour les Etats-Unis ou l’Argentine, pays qui voyaient alors s’installer de nombreux anarchistes français ou italiens.

Selon Perrier, la formation du groupe des Anti-travailleurs « souleva la réprobation des anarchistes théoriciens ». Il indique aussi que les Anti-travailleurs venaient de toutes les villes « comprises entre la Tech et la Roya », donc du sud-est de la France, du Roussillon à la frontière italienne, plutôt que de Bordeaux. Il est donc probable qu’ils aient mené leurs activités en-dehors de cette ville, et sans trop d’accrocs avec les flics et la justice.

Sur les idées des membres du groupe, Perrier indique que « les Anti-travailleurs considéraient « le travail, dans notre société moderne, comme une prostitution, et le vol comme une restitution. »
La citation continue ainsi : « Puisqu’on appelle prostitution, disent-ils, l’action de vendre ou de louer une partie de soi-même, le salarié, qui vend ou loue ses bras et son cerveau, est donc un prostitué, au même titre que la fille publique. »
« Ne voulant pas être cela, nous nous déclarons anti-travailleurs; nous proclamons le droit au vol, pour subvenir à nos besoins matériels et intellectuels, le vol étant à la fois une restitution et un moyen révolutionnaire. »

Ces informations intéressantes méritent quelques notes.

On sait en effet que le travail, dans les courants révolutionnaires et anarchistes, a souvent constitué un dogme moral. Peu d’auteurs anarchistes historiques comprenaient le travail comme un phénomène historique lié aux sociétés hiérarchisées dont l’origine en Europe remontait presque à la nuit des temps (avant même l’installation des Romains). Il s’agissait alors, dans la conception des anarchistes, de le rendre libre (sans exploiteurs), mais en général sans chercher à dépasser ce concept, en mettant par exemple en avant l’idée d’activité.

Max Stirner fit des critiques précoces du concept de travail dans L’Unique et sa propriété, mais il faudra attendre le début du XXème siècle pour que ses travaux soient connus des anarchistes français. Et encore plus longtemps pour voir se diffuser de vraies critiques du travail.
Dans les années 20, les jeunes anarchistes néerlandais du groupe De Moker firent d’importantes contributions à la critique du travail comme activité aliénée et liée à l’exploitation, avec des textes comme Le travail est un crime d’Herman J.Schuurman.
Mais c’est surtout dans les années soixante et soixante-dix que des critiques approfondies seront diffusées à une échelle plus large, en lien avec la critique du Progrès, l’intérêt pour des sociétés faiblement hiérarchisées ou les organisations sociales tribales.

La critique des Anti-travailleurs ne s’exprimait pas encore en ces termes. Ils désiraient en effet, comme les autres anarchistes, que le travail soit « libéré » une fois la vieille société abattue.
Mais leur démarche consistant à refuser l’obligation de travailler, dans les conditions d’alors, et tant que continuerait d’exister l’exploitation, est plutôt précurseuse. Il s’agit bien là d’une critique de la morale du travail, qui tranche fortement avec l’apologie des travailleurs chez une partie des anarchistes de l’époque.
Car l’approche focalisée sur les travailleurs ou les prolétaires présentait la limite de laisser de côté les pauvres aux activités mouvantes, illégales, de leur nier un rôle dans une éventuelle révolution. Et elle constituait une interprétation rigide de la vie des prolétaires d’alors, pas tous si attachés à l’usine qu’on ne le disait.

Si certains anarchistes ont véhiculé cette conception, cela ne fait pas d’eux, pris généralement, des adeptes du fétiche marxiste de la classe ouvrière seule porteuse de la mission révolutionnaire. Ce sont en effet essentiellement Marx et ses disciples qui ne voyaient, dans tous ceux qui ne correspondaient pas à la vision dogmatique de l’ouvrier d’industrie de l’auteur du Capital, que des lumpen-prolétaires réactionnaires.

Au-delà de l’attention qu’ils ont toujours porté aux luttes du monde rural, des anarchistes ont d’ailleurs très tôt accordé des possibilités révolutionnaires aux vagabonds ou aux voleurs. Ceci apparaît dans les écrits de Bakounine, puis quelques années plus tard au Congrès de Londres de 1881, ou chez les anarcho-communistes, partisans de la propagande par le fait, comme l’italien Emilio Covelli (dans son journal I Malfattori, en français « Les Malfaiteurs », publié à Londres).

Plus tard, l’histoire anarchiste « officielle » a fait de quelques observations (notamment sur la Bande à Bonnot) des généralités, et véhiculé un portrait peu flatteur des anarchistes dits illégalistes. Les témoignages d’époque donnent souvent un autre son de cloche : les conceptions variaient selon les contextes, comme les comportements et les perspectives d’un individu à l’autre. Cette complexité échappe aux amateurs de catégories figées, mais c’est ce qui fait la richesse de l’histoire anarchiste.
Dans son ouvrage sensationnaliste Les coulisses de l’anarchie, l’écrivain Flor O’Squarr dressait un portrait de Vittorio Pini en rebelle généreux, et la force et l’humanité qui se dégagent de La cellule de Jules Clarenson ou des écrits de Marius Jacob valent bien des grandes théories abstraites.
En outre, et sans nier certaines divergences qui ont existé, la vision qui dresse une séparation nette entre illégalistes et ouvriers « honnêtes » relève de la construction a posteriori, que dément n’importe quel écrit anarchiste de l’époque.

L’idée, qui apparaît chez les Anti-travailleurs, que se consacrer au vol et au cambriolage devait précipiter la chute de la société hiérarchisée était bien sûr assez optimiste. Mais une telle réflexion est facile avec un recul de plus d’un siècle, dans une partie du monde envahie par la marchandise et la consommation de masse, où le vol peut, jusqu’à un certain point, se pratiquer sans danger d’être envoyé au bagne pour de longues années.

Il revient en grande partie aux anarchistes tels que les Anti-travailleurs d’avoir mis en avant les activités illégales, dont certaines étaient évidemment pratiquées par les prolétaires (en périodes de vaches maigre, en extra ou davantage), comme des pratiques compatibles avec le projet révolutionnaire.
C’est d’ailleurs l’histoire anti-autoritaire qui leur a donné raison, puisqu’elles s’intégrèrent largement à la pratique des révolutionnaires dans les décennies suivantes.

A l’heure où beaucoup d’historiens institutionnels ou « libertaires » véhiculent une vision larmoyante et inoffensive de l’histoire anarchiste, il nous semble important de rappeler, sans idéaliser une quelconque forme ou activité particulière, que la révolte et la pratique révolutionnaire sont inséparables de l’illégalité, comme l’écrivait Ricardo Florés Magon au Mexique, en 1910, dans son texte Los ilegales (en français « Les illégalistes »).

« Quiconque fait miroiter aux travailleurs l’émancipation du prolétariat par la voie légale est un escroc, car la loi interdit d’arracher des mains des nantis la richesse qu’ils nous ont volée. Leur expropriation au bénéfice de tous est la condition essentielle à l’émancipation de l’humanité. »

« Il nous faut sortir des sentiers battus et ouvrir de nouveaux chemins aux transgressions. »

La légalité est le cadre défini par l’État pour vider de leur substance les activités et les propositions subversives des révoltés, en en faisant des interlocuteurs ou des partenaires, contre leur autonomie.

« Pour la guerre aux châteaux tu ne seras pas chiche
Respecte le prolo, dévalise le riche. »
(Léon Pélissard, Conseils à un pègre, 1905)

 

 

Sous la plage les pavés
octobre 2017

 

Sources (sauf celles mentionnées dans le texte)

Dictionnaire des militants anarchistes (en ligne), et notamment les fiches de Liard-Courtois, Edouard Mallet, Vincent et Bernard Desmons.
Éléments pour une histoire résumée des anarchistes bordelais (sur le site du Cercle libertaire Jean-Barrué).
Et crève le vieux monde ! Articles choisis et inédits d’Albert Libertad (Mutines Séditions).
-Lé Révolté, numéros de l’année 1881 (en ligne sur le site Archives Autonomies).
Parcours et réseaux d’un anarchiste, Alexandre Marius Jacob, 1879-1954, J-M, Delpech (Thèse de 2006).

 

 

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